J'ai envie de vous parler aujourd'hui d'une de mes expériences les plus éprouvantes en matière de formation en communication, survenue il y a quelques années. Il s'agissait de former aux bases de la négociation certaines personnes d'un grand établissement bancaire. Avec le recul, voici un témoignage de la manière dont l'entreprise peut, à son pire, façonner les personnes.
Aujourd'hui j'ai l'habitude de donner ce genre de formation, et habituellement les gens qui viennent sont plutôt curieux et en demande. Les techniques de négociation sont populaires en milieu professionnel, que ce soit pour la gestion de conflit ou la relation commerciale. À l'époque j'étais moins familier, et j'aurais dû me méfier quand les réactions des premiers présents était d'essayer de comprendre pourquoi on les amenait là.
Pour situer le contexte, il s'agit d'un département spécial d'une grande banque française, dont le but comme les interventions sont rarement bien perçus par les personnes à qui ils ont affaire. A priori, de bons clients pour une formation de ce genre. Pour affiner, la formation avait lieu dans l'un des centres névralgiques de cette banque, et il faut donc imaginer un endroit où l'on ne rentre pas facilement, où les salariés ne peuvent plus lire une clef USB sur leurs ordinateurs, où les fils et câbles divers plongent droit dans le plancher, où il faut demander à quelqu'un de venir ouvrir toutes les portes de réunion, tous les tiroirs (même vides, constaterai-je plus tard), et où l'on possède un badge pour à peu près tout. Bref, un univers fermé qui projette de la défiance sur toutes les personnes qui y travaillent.
Je commençai par leur expliquer en quoi l'écoute et l'empathie sont utiles, en quoi cela permet de créer un espace relationnel propice à la négociation. Première réaction : "mais on n'a aucun intérêt à faire ça, nous ! Si le type en face peut se sentir super mal à l'aise ça nous arrange", suivie de "on est en position de force de toute façon". Le ton était donné dès le début de la formation, il ne fera que s'accentuer durant la journée. Et si l'un des participants, au moment où je commentais le langage non-verbal et ce qu'on pouvait, en tant que négociateur, en retirer, me dit "oui mais attention, surtout, il ne faut pas manipuler, c'est mal la manipulation", qui aurait pu me donner un certain espoir, le même me déclarera sans déciller quelques heures plus tard : "vous savez, nous on ne négocie pas, le type on lui casse le bras s'il faut, mais il signe".
"Un bon accord est un accord dont personne n'est content" sera l'une des dernières remarques, venant du plus jeune, révélateur d'une pensée ancrée dans un schéma relationnel négatif perdant-perdant, où finalement le renoncement prend les attraits de la fatalité. Serez-vous surpris d'apprendre que ces personnes, qui par ailleurs se pensent de bons négociateurs, ont totalement échoué à tous (oui, tous) les exercices collaboratifs ? Serez-vous surpris d'apprendre que toutes les valeurs de domination leur paraissent positives, et que pour eux le reste, pourtant des techniques de négociation utilisées dans les zones de conflit, c'est "pour les bisounours" ? Et pourtant, bisounours vaincra, aurais-je dû leur dire. Le respect de l'autre, le respect de la relation, l'abondance, honorer l'adversaire pour en faire un partenaire, les solutions par consentement, tout cela est possible, accessible, et tout cela est bien plus fort que de casser un bras. Bisounours gagne toujours. Dans toutes les entreprises où les collaborateurs font l'effort de respirer un bon coup, puis d'essayer de se parler avec respect au lieu de se dominer, la motivation repart, l'engagement existe, le travail d'équipe se met en route.
J'assume évidemment la responsabilité, en tant que formateur, du mauvais déroulement : je ne m'y attendais pas, et je n'ai pas réagi à temps. J'ai démarré ma formation après 25 minutes d'échanges environ, comme à mon habitude, alors qu'avec ces gens-là j'aurais dû passer beaucoup plus de temps à les écouter. Une bonne heure. Simplement les écouter, leur montrer de l'empathie, qu'ils se sentent, pour une fois, écoutés, accueillis, éventuellement compris. Je n'ai pas réalisé à quel point ils étaient finalement malheureux de leur condition professionnelle, à quel point leur métier, ce qu'on leur faisait faire, allait à l'encontre de l'image de ce qu'ils aurait aimé être, ou du moins, de ce qu'ils aurait aimé projeter. C'est l'expérience la plus douloureuse, et ma plus belle leçon à la fois.