Si vous vous intéressez à l’organisation des groupes, qu’il s’agisse d’entreprises, d’institutions ou d’équipes, vous avez nécessairement été confronté au besoin d’alignement des objectifs. La plupart du temps, cela s’exprime sous la forme d’un besoin : on a décidé tel ou tel objectif, de quoi avons-nous besoin pour y aller, et comment y allons-nous ? Et surtout, d’un besoin de suivi : comment faire pour nous assurer d’avancer au quotidien sur les objectifs importants ?
Dans les faits, ce que j’ai pu souvent constater, c’est que les sociétés se retrouvent avec de belles raisons d’être, à tout le moins une vision motivante, parfois des objectifs ambitieux et inspirants, et … que ça pêche en général au niveau de la mise en place et surtout du suivi dans le temps. On finit par terminer les projets parfois au forceps, grâce à la ténacité de quelques uns ou au prix d’une grande dépense d’énergie. Et il arrive aussi qu’on ne les finisse jamais, embourbés dans un quotidien qui nous ralentit tellement que l’objectif est mort avant d’avoir pu naître.
J’aimerais aujourd’hui vous présenter un outil de la méthode GTD de David Allen qui est souvent négligé par les praticiens car il demande une certaine maîtrise des fondamentaux pour donner sa pleine puissance.
Cette méthode, présentée à l’origine comme de la productivité sans stress et qui est en fait de la gestion de l’attention, est bâtie sur deux axes : le contrôle et la perspective. La plupart des praticiens GTD vont à peu près au bout du contrôle, rares sont celles est ceux qui arrivent ensuite à intégrer la perspective, alors même que c’est cette intégration qui leur permettra de répondre à la question qui les a mené à GTD en premier lieu : comment reconnaître mes priorités à chaque instant ?
Cet outil dont je vais vous entretenir ici permet d’apporter énormément de clarté au collectif lorsqu’il s’agit de réaliser des projets à moyen et long termes. Il s’agit des horizons d’attention, qui peuvent donc s’appliquer avec bonheur au collectif.
Voici un rapide résumé de ce que sont ces différents « horizons » :
Comme vous le voyez, ces horizons couvrent toute l’étendue des préoccupations, de la plus concrète à la plus éthérée (d’où leur nom, en fait).
Vous aurez remarqué sans doute aussi que tout cela est imbriqué :
La méthode GTD étant au départ de l’organisation individuelle, l’idée était d’appliquer ce schéma sur soi-même, dans une optique de développement professionnel personnel. Or, ce schéma s’applique aussi extrêmement bien aux groupes humains quel qu’ils soient, et nous l’utilisons régulièrement chez In Excelsis pour aligner notre raison d’être en tant qu’entreprise avec les actions de tout un chacun au niveau individuel. En une demi-journée. Et le gain de clarté est phénoménal.
Si votre entreprise fonctionne en Holacracy, vous aurez certainement déjà fait l’équivalence entre le H2 et vos rôles et cercles : elle est directe (ce qui est normal vu que cette partie de Holacracy a été directement construite d’après GTD). Et si Holacracy donne un coup de projecteur sur la raison d’être et la met finalement au centre des préoccupations des collaborateurs, j’ai remarqué bien souvent que même dans ces sociétés-là, il y avait un « trou » entre les horizons élevés (H5 à H3), et la réalisation effective des objectifs par des actions au quotidien. On retrouve ce « trou » également dans les sociétés en fonctionnement hiérarchique classique. En gros, c’est comme si tous les étages étaient bien renseignés, mais qu’on ne sait pas trop comment les articuler ensemble.
Comme souvent la solution est plus simple qu’il n’y paraît. En résumé, il suffit de vous mettre à jour, puis de passer les horizons en revue en commençant par le plus élevé et redescendant ensuite, niveau par niveau, pour établir les connexions nécessaires.
En détail, voici comment nous procédons, étape par étape.
Tout d’abord, avant tout travail sur la stratégie ou le « macro », il convient d’avoir repris le contrôle sur le quotidien (ou « micro »). Il est totalement illusoire d’essayer d’avoir une réflexion pertinente à long terme si on n’arrive même pas à gérer le court terme ; essayez quand même et vous verrez que c’est la meilleure recette pour passer son temps à courir sans jamais attraper de gros lièvre. Quand on est débordé par le quotidien, toute tentative de stratégie devient un vœu pieu.
Donc, le travail commence par demander à toutes les personnes impliquées de faire leur Revue Hebdomadaire ; si vous ne pratiquez pas GTD, demandez à la place à tous les collaborateurs concernés d’établir une liste exhaustive des projets en cours, consultable d’un coup d’oeil, et d’évaluer pour chaque le degré actuel d’avancement et la prochaine action à entreprendre.
Une fois cela fait, nous nous intéressons au niveau H5 (raison d’être). Nous revisitons ensemble la raison d’être : est-elle exacte, parlante, inspirante, s’y retrouve-t-on ? Pour rendre cela plus concret, nous procédons souvent par distanciation : au lieu de considérer la raison d’être d’une entreprise, nous imaginons que cette entreprise est une personne, et toutes nos questions partent de là ; c’est plus facile pour nous de répondre à ces questions élevées en imaginant que nous échangeons au sujet d’une personne réelle. « Si In Excelsis était une personne… » quelle serait sa raison d’être, ce qui la sort du lit le matin, ce qui l’éclate ? Quelles seraient ses valeurs ?
Puis nous descendons ensuite au niveau H4 : « si In Excelsis était une personne… », quelle serait sa vie idéale ? À quoi emploierait-elle son temps et son énergie ? Si Time Magazine la mettait en Une, quel serait le titre, qu’en dirait ce journal ? (oui, c’est l’endroit où il peut être bon signe que la modestie souffre…)
Enfin, niveau H3 : « si In Excelsis était une personne… » comment ferait-elle pour être à la hauteur de l’article de Time ? Quels objectifs à 2/3 ans devrait-elle atteindre pour faire de cette vision idéale une réalité ?
Jusqu’ici, pas mal d’entreprises s’en sortent à peu près, le souci à mon sens se fait jour à partir de là : en général on essaie de passer directement du H3 au H1 en négligeant le H2… et ça paraît logique. En effet, on se dit que pour atteindre un macro-objectif on va le scinder en objectifs plus petits qu’on va appeler projets. Sans s’interroger sur les responsabilités à mettre en place, car cela paraît « couler de source » et parce que, dans une entreprise classique, l’organigramme en place est censé couvrir cette zone (tout le problème est dans le « censé »).
Et on se retrouve avec des projets qui traînent, des équipes qui se marchent les unes sur les autres, des managers qui soit se mettent en retrait, soit occupent le terrain (suivant la culture de l’entreprise et leur propre tempérament) pour ne pas faire de vague ou pour faire avancer les choses quand même et une foule de jeux politiques qui servent des intérêts particuliers au lieu de l’intérêt collectif (moins en Holacracy, même si à ma grande surprise, j’ai pu le constater parfois). Au final, beaucoup d’énergie dépensée pour des résultats qui pourraient être obtenus plus vite et mieux.
Après le H3, au lieu de nous demander quels projets mettre en route pour atteindre nos objectifs, nous examinons donc notre H2 : « si in Excelsis était une personne… » quelles responsabilités devrait-elle prendre pour soutenir les objectifs à atteindre et correspondre à l’article de Time ? Quelles standards devrait-elle maintenir dans telle ou telle zone pour être à la hauteur ? Y’a-t-il des responsabilités actuelles qui gênent le soutien à ces objectifs et qu’il faudrait donc supprimer ou modifier ? D’autres qu’il faudrait créer ? Et nous cartographions les responsabilités nécessaires, en adjoignant à chacune ses attendus (les holacrates auront simplement à se faire une méga-gouvernance).
À l’issue de ce travail sur le H2, nous nous retrouvons avec un organigramme fonctionnel (c’est-à-dire un organigramme composé des fonctions nécessaires, pas de personnes ni de titres) sous-tendant parfaitement les objectifs à atteindre pour exprimer au mieux notre raison d’être en vision manifestée. Le niveau d’énergie et d’implication de chacun est décuplé à chaque fois par ce simple travail de clarification.
Reste maintenant à redescendre dans le concret de H1 et H0. La tentation est grande de s’arrêter à H2 parce que tout semble maintenant « couler de source », mais je vous l'assure, il faut aller au bout du travail.
Et donc, H1. Ici, nous retournons à nos listes de projets que nous avions passé en revue juste avant d’entamer tout ce travail. Avec cette clarté retrouvée, nous discutons, chacun pour soi d’abord, puis collectivement lorsque cela le nécessite, des projets en cours : lesquels sont déjà alignés (on n’y touche pas), lesquels ne le sont pas (doit-on/peut-on les aligner ?), quels projets n’existent pas actuellement mais sont nécessaires à la bonne marche des horizons plus élevés ? Lesquels n’appartiennent à aucune responsabilité ? Lesquels manquent ? Au final, cela nous donne, individu par individu (ou rôle par rôle), une liste de projets qui, tous, sont bien alignés avec la raison d’être par le simple fait qu’ils le sont avec le H2 et le H3 du dessus.
Une fois cela fait, chacun peut, en bon GTDiste, reprendre chaque projet pour lui affecter sa ou ses prochaines actions (H0). Avec la satisfaction que chacune de ses actions concourt bien à la raison d’être ultime de l’entreprise.
Notez qu’à tout moment vous pouvez effectuer des allers-retours entre les différents horizons. On peut s’apercevoir d’un coup que la responsabilité Finances ne se retrouve pas au H4 (en « liberté financière » par exemple) alors que ce serait intéressant, et amender le H4. On peut aussi aller dans l’autre sens ; cela peut devenir très dynamique.
Ce travail nous prend une demi-journée, hors revue hebdo. Le gain en clarté et la motivation interne de chacun comme du collectif sont palpables. Au train où vont les choses actuellement, je recommande de faire cela tous les trimestres, afin de percevoir les éventuelles déviances avant qu’elles n’aient trop d’impact, et aussi pour revoir si besoin les objectifs de manière plus dynamique.
Il est intéressant de constater que les solutions techniques de gestion de projet (Asana, Trello, etc.), qui sont les outils que les collaborateurs ont sous les yeux toutes les heures de tous les jours, n’ont rien prévu pour rappeler la raison d’être qui sous-tend lesdits projets. Or, chaque projet est sous-tendu par une raison d’être, chaque projet doit correspondre à une zone de responsabilité, qui elle-même sous tend la réalisation d’objectifs à moyen et longs termes nécessaires à la réalisation de la vision reflétant la mission de l’entreprise. Si vous passez vos journées et vos semaines loin de cela, uniquement en visant le quotidien, vous avez toutes les chances de vous faire dérailler.
Les horizons d’attention sont un outil extraordinaire de puissance et de simplicité pour aligner l’ensemble de l’activité du collectif comme de l’individuel. Essayez, et si ça a pour vous ne serait-ce que la moitié de l’effet constaté chez In Excelsis et les quelques autres sociétés où nous l’avons expérimenté depuis, vous n’aurez qu’un seul regret : ne pas l’avoir fait plus tôt !